Zerine ou la folie amoureuse d'une succube.

Le petit pont de bois rouge faisait le dos rond au-dessus de la petite rivière calme. Bien qu'elle soit souvent passée non loin de cet endroit, c'était la première fois qu'elle le voyait. Elle le traversa d'un pas lent, sentant la douceur du bois lisse sous ses pieds nus, et se rappela des paroles de l'enfant.

« Tu passes le petit pont tout rouze, pi tu passes derrière les grandes fleurs bleues et pi tu vas vers le grand arbre zaune. »

Un léger et triste sourire se dessina lentement sur ses lèvres alors qu'elle apercevait l'arbre à fleurs jaunes. Elle s'en rapprocha et resta stupéfaite devant le paysage qui se dessinait sous ses yeux.

« C'est zoli hein. »

Cybella hocha la tête, admirant la beauté magique de l'île d'Ataraxie qui s'étendait sous leurs yeux. Des prairies verdoyantes parsemées d'une multitude de fleurs multicolores et parfumées, parcourues de petites rivières à l'eau pure et transparente. Des bosquets d'arbres toujours en fleurs, donnant une profusion de fruits juteux et sucrés se partageaient le reliefs avec les dômes dorés des bâtiments blancs.

Zerine se rapprocha de sa mère en souriant et glissa sa petite main dans la sienne, la regardant d'un sourire heureux.
Cybella posa sur sa fille un regard tendre et la souleva dans ses bras.

« Oui ... c'est très joli. »

L'enfant noua ses petits bras autour du cou de sa mère et posa sa tête blonde contre son épaule.

« Ze suis fatiguée ... »

L'aube divine sourit, posant un baiser sur le front de sa fille. Elle avait sans doute couru toute la journée dans l'île, à voir l'état de sa tenue, maculée de tâches d'herbes et de jus de fruits.
Elle l'emmena au pied de l'arbre, s'installa dans l'herbe, appuyée contre le tronc, installant l'enfant confortablement dans ses bras, la laissant se reposer doucement, comme la première nuit qu'elles avaient passée toutes les deux ensembles.

Qu'elle était jolie ... d'un geste tendre, elle remit en place une longue mèche de cheveux blonds aux douces boucles, passant doucement le bout des doigts sur sa joue, dessinant la courbe de son petit nez et le joli tracé de sa bouche. L'image parfaite d'un petit ange.
Elle soupira ... et dire qu'elle avait failli la perdre, failli ne jamais la connaître. Elle n'aurait jamais croisé son regard aussi bleu et profond que celui de son père mais qui, tout comme lui, pouvait devenir aussi sombre et dangereux qu'une mer en furie.

« Raconte-moi une histoire. »

« Une histoire ma douce ? Et ... quelle genre d'histoire aimerais-tu que je te raconte ? »

« Une zolie histoire ... Comment tu as connu papa ? »

Elle ferma les yeux et laissa partir son esprit vers ses souvenirs, vers où tout cela avait commencé.
Cette salle sur la place mondiale ... et cet ange. Cette aura qui s'en dégageait l'avait étrangement attirée vers lui. Elle le voulait, elle le désirait au-delà de tout, jamais encore un mâle, quel qu'il soit, lui avait fait un tel effet.

« Nous nous sommes rencontré, il y a maintenant bien longtemps, dans une salle, sur la place mondiale.
Il n'était encore qu'ange à cette époque, commandeur céleste, il était très beau et très attirant ... nous avons beaucoup parlé ... mais je n'étais pas ange ... »

« Tu étais quoi ? »

« Une créature démoniaque, une succube. »

« Et vous vous êtes pas battu ? »

Cybella ne put s'empêcher de sourire.

« Non, nous ne nous sommes pas battu. Nous avons parlé, beaucoup, puis nous nous sommes aimé, énormément. »

« Hmm ... C'est pour ça que vous m'avez voulue ? »

« Oh oui, je t'ai voulue ma douce, je t'ai voulue avec tellement de force ... Je t'ai désirée à un point que tu ne peux imaginer. »

L'enfant sourit et referma les yeux, frottant doucement sa joue contre le bras de sa mère.
Elle la laissa reposer, écoutant sa respiration calme, et laissa son esprit à nouveau fouler le sol, parfois sombre, de ses souvenirs.

L'ange et la succube avaient parlé longtemps ... très longtemps mais l'un comme l'autre avaient un devoir à accomplir, des obligations à tenir ...
Ils se retrouveraient, ici, en cette salle, dans sept lunes ... et chacun, un peu à regrets, avait suivi son chemin.

Les sept lunes étaient passées vite malgré tout et l'ange et la succube étaient revenus, poussés par un étrange instinct.
Mais la succube n'était plus seule ... en son sein, un petit être sombre s'était lové au hasard d'une nuit de solstice. La succube tenta de le cacher, ne sachant si l'ange reviendrait mais le destin, un fois de plus, la força à lui révéler la raison de son subit malaise. L'enfant du déchu ... sans doute était-ce de trop pour cet ange véritable qui devint soudain distant et plus froid, mais promit quand même qu'il viendrait ... là-bas, à la citadelle des Ames.

Zerine s'agita dans les bras de sa mère, posant sur elle des yeux noyés de sommeil.

« Et Katèr aussi vous l'avez voulu ? »

« Oui, lui aussi nous l'avons voulu. Mais lui c'est un peu différent, il n'est pas de notre sang. C'est lui qui nous a choisi tout autant que nous, nous l'avons choisi. Il n'avait plus de parents et, ton père et moi, avons voulu qu'il devienne comme notre fils. »

« Vous l'aimez aussi ? »

« Bien sûr ! Nous avons dans notre coeur suffisamment d'amour pour vous aimer très fort tous les deux. Vous êtes tous deux nos enfants. »

« Vous en aurez un autre ? »

« Un autre ? Je ne sais pas ma douce ... Seul le Très Haut le sait ... »

« Hmm ... »

Et doucement, ses paupières se refermèrent. La fatigue semblait pour une fois prendre le pas sur la curiosité terrifiante de la petite chérubine, elle avait beau lutter contre, le sommeil semblait gagner la partie ...
Les souvenirs reprirent alors leur place dans l'esprit de Cybella tandis qu'elle caressait tendrement les cheveux de son enfant endormie.

Ils s'étaient séparés à regrets ... Un malaise faisait maintenant son chemin dans l'esprit de la succube, cet enfant en elle ... c'était une erreur ... Elle ressentait une peur soudaine à l'idée de perdre Zeratul à cause de lui. Mais que pouvait-elle faire ?

Mais les Enfers et ses nombreux lieux de perditions n'étaient-ils pas l'endroit rêvé pour toutes les turpitudes, toutes les débauches, tous les crimes odieux ... Et c'est au détour de l'un de ses nombreux couloirs sordides que la solution germa ...

« Alors comme ça tu portes l'enfant de Heroneus ? »

La voix était pourtant douce mais la froideur qu'elle dissimulait sous son parfum de miel aurait fait frissonner les plus courageux.
Cybella fit volte face pour se retrouver face à Shalaca. Cette dernière, bien que souriante, comme toujours, laissait planer autour d'elle de sombres ondes négatives.
Cybella fit face, les disputes et les combats entre succubes étaient légion, surtout lorsqu'un mâle convoité était en jeu.

« Oui, et alors ? »

« Je le veux ! »

« L'enfant ? »

Un rire cristallin résonna dans le couloir alors qu'un éclat sombre brillait dans les émeraudes du regard de Shalaca.

« Bien sûr que non, ça je suis aussi capable de le faire moi-même. Non, je veux Heroneus. »

Cybella fit une petite moue surprise ... ce serait bien la première fois qu'elle demanderait la permission de s'approprier un mâle ... elle haussa les épaules, répondant sans hésité ...

« Bin ... prends-le ! »

« Et ... ça ? »

Shalaca pointa du doigt le ventre à peine rond de Cybella.

« Ça ? »

« Oui ... je ne veux pas qu'il soit un obstacle. Je veux Heroneus, totalement, tout à moi, sans que rien ne vienne interférer dans notre relation. »

Cybella la regarda un instant sans comprendre puis éclata de rire.

« Mais ma pauvre chérie, Heroneus n'a pas besoin de cet enfant s'il veut mettre un obstacle entre lui et toi ! »

« Je sais ... mais je ne veux pas courir le risque qu'il vienne te tourner autour à cause du gosse. »

Murmura t-elle simplement d'une voix un peu triste. Mais sans doute voyait-elle cet enfant comme un obstacle de plus ... un obstacle de trop pour tenter de s'attacher le déchu. Elle soupira alors qu'un éclat traversait à nouveau le regard d'émeraude.

« Mais ... même si tu penses que cela ne change pas grand chose pour moi ... il peut changer bien des choses pour toi.
S'il disparaissait ... je serais bien sûr rassurée ... mais pour toi. Pense à ton petit ange tout blanc ... pense-tu qu'il voudrait, en plus de tout ce qu'il risque, assumer l'enfant d'un déchu ? 
Penses-y ... mais penses-y vite et viens me voir. Il y a des choses que la nature ne laisse pas attendre longtemps. »

Et elle disparut dans le labyrinthe des couloirs.

Cybella rejoignit le calme de sa chambre et se jeta sur le lit, caressant doucement son ventre. Cet enfant, elle l'avait voulu ... par jeu, par défis ... pour contrer les regards de convoitises qu'elle voyait Shalaca poser sur son mâle du moment ? Elle savait très bien que ce n'était pas cela qui lui attacherait Heroneus, de plus elle ne le voulait pas, elle avait eu ce qu'elle voulait déjà ...

Mais Zeratul ...
Le visage souriant du commandeur céleste apparut dans l'esprit de la succube, faisant soudain battre plus vite son coeur.
Jamais elle n'avait désiré un mâle avec tant de force, jamais elle n'avait ressenti brûler en elle avec autant de puissance le feu dévorant du désir.
La nuit fut courte et agitée, la succube se leva, l'esprit encore embrumé par les étranges rêves qui l'avaient réveillée à plusieurs reprises : deux petits anges, l'un noir et l'autre blanc, se battant en elle, l'un tentant de tuer l'autre ... entrecoupé par les paroles troublantes de Shalaca.

Elle ne pourrait s'attacher Zeratul avec l'enfant d'un déchu, même s'il était ange et bon, il en restait non moins un mâle. Cet enfant serait un obstacle à leur amour, elle le savait, elle le sentait ... Elle devait s'en débarrasser, faire place nette en elle et peut-être ... le remplacer par l'enfant de Zeratul ...
L'esprit de la succube tournait maintenant à toute vitesse, si Zeratul la rejoignait, si elle réussissait à le faire rester, si son enfant à lui prenait la place ainsi libérée ... elle pourrait le retenir ... elle pourrait le garder enfin pour elle ... Que Zeratul veuille la rejoindre ou non, il ne saurait rester indifférent s'il savait son propre enfant en elle ... son propre sang ...

Sa décision était prise, il fallait faire vite, elle ne savait pas quand il se déciderait à venir la rejoindre.

Les souterrains du Manoir des Plaisirs étaient tout aussi sombres et lugubres que ceux de la Citadelle, et il valait surement mieux ne pas chercher à savoir ce qu'il se passaient derrière ses nombreuses portes closes. Cybella suivait Shalaca, aucune des deux ne prononçaient une parole, quand elle sorti une clé de sa poche et la fit tourner dans la serrure de l'une des portes.
La salle était petite et propre, un lit, un fauteuil, une armoire aux portes de verre renfermant une quantité d'objets étranges tenant plus de la salle de torture que d'autre chose, et une grande table, beaucoup trop grande pour une pièce aussi petite ...

« Tu es décidée ? »

Cybella hocha la tête, incapable de prononcer un mot.

« Tu l'aimes hein ton ange ? Oui, tu dois beaucoup l'aimer pour faire ça pour lui.
Il a de la chance ... Déshabille-toi et allonge-toi sur la table. »

Cybella s'exécuta sans hésiter. Shalaca palpa son ventre, appuyant avec force par endroit, puis lui écarta les cuisses et inspecta avec soin l'avancement de la grossesse.
Ouvrant l'armoire, elle sélectionna différents instruments, longs et crochus, ainsi que de longues pinces ... Cybella ferma les yeux, préférant ne pas voir la suite et serra les dents sur la lanière de cuir que Shalaca glissa entre elles.
La douleur, de supportable à désagréable, passa rapidement à intenable ... Cybella se cramponna à la table et ne pu retenir un hurlement de douleur alors que son ventre, sous la pression des mains de Shalaca, semblait se vider de toute substance ...

Elle se réveilla dans le lit, elle ne su combien de temps après. Tout son être était douloureux et le simple fait de lever la tête lui demandait un effort terrible. Elle caressa doucement son ventre douloureux et vide ... Tout était donc fini, elle allait pouvoir dire à Zeratul, enfin s'il venait, qu'elle était ... non ... ce n'était peut-être pas une bonne idée ... s'il savait que son ventre était libre d'accueillir son fruit, il risquait de se méfier, il refuserait de courir le risque de laisser son enfant dans le ventre d'une succube ... Et alors, elle le perdrait ... Elle devait réfléchir vite, s'il venait vite, il ne saurait pas, il ne devinerait pas, puis elle pourrait lui dire après, ce qu'elle avait fait, et lui avouer enfin que cet enfant nouvellement conçu était le sien ...
Un sourire douloureux se dessina sur ses lèvres, sa décision était prise, elle allait se reposer un peu ici puis elle devra modeler son corps afin de tromper sa vigilance et elle retournera à la citadelle où elle l'attendra ... il fallait qu'il vienne vite ... Et si il ne venait pas, c'est elle qui le retrouvera ... Et elle sombra dans un sommeil lourd et sans rêves.

Cybella essuya les larmes qui s'étaient mises à couler le long de ses joues et tourna son regard vers le ciel sans nuages.
Il était venu ... Zeratul était venu alors qu'elle même rentrait à la citadelle et elle avait suivi ce qu'elle avait décidé ...
En repensant à toutes ces horreurs qu'elle avait commises en tant que succube, elle se rendait mieux compte encore de la chance qu'elle avait eue d'obtenir le Pardon Divin et toutes les bontés dont Il avait fait preuve à son égard. Elle avait commis des actes monstrueux en tuant ce petit être innocent qui était en elle, et elle s'en était servie pour piéger un ange véritable, préférant essayer de le faire chuter plutôt que de le perdre.
Que ce serait-il passer si il ne lui avait pas ouvert son coeur, si elle n'avait entrevu la Lumière à travers son amour ? Elle l'aurait sans doute finalement détruit, lui aussi, et cet enfant en elle, cette petite créature innocente qui dormait maintenant paisiblement dans ses bras, que serait-elle devenue ? Elle n'aurait pas été forcée de l'abandonner, non ... mais que serait-elle devenue ...

Tant d'horreur pour être ensuite privée de son enfant ... pour en être séparée de la sorte ...
Elle avait eu de la chance, livrée à elle-même, elle avait été protégée du pire mais ce qu'elle avait pu lui manquer. Elle avait perdu tant de temps, elle avait perdu ces instants particuliers entre une mère et sa fille. Elle ne savait pas qui avait tenu sa main lors de ses premiers pas hésitants, qui avait entendu ses premiers mots, qui avait vu son premier sourire ...

« Hmmm ... z'ai faim. »

Zerine s'étira en baillant puis se redressa soudain sur les genoux, posant la main sur la joue de sa mère, essuyant une larme.

« Pourquoi tu pleures ? Tu as mal ? Tu es triste ? »

Cybella lui sourit et la serra dans ses bras, essayant de la rassurer.

« Ce n'est rien, je pensais à des choses du passé ...
Nous allons rentrer si tu as faim, puis il se fait tard et tu es fatiguée ... »

« On va retrouver papa après ? »

Elle sauta sur ses pieds, oubliant soudain toute fatigue.

« On va bientôt tous retourner au camp, tu viens avec hein ? On va être tous ensemble, papa, Katèr, toi et moi ! »

Cybella se leva, regardant distraitement le soleil se coucher lentement derrière l'horizon. Elle soupira, ne sachant comment expliquer cela à la petite.

« Tu iras les retrouver oui, moi ... je viendrais ... plus tard. »

« Plus tard ? Mais non, faut venir maintenant. On va tous se rassembler à Kimora, puis on pourra se promener dans la cité et on zouera dans la neize avec papa et Katèr et puis ... et puis ... »

Elle s'arrêta de parler et passa les bras autour de sa maman, se serrant contre elle.

« Pourquoi t'es toute triste ? Tu viendras pas, c'est ça ? Pourquoi ? »

Cybella s'agenouilla et serra sa fille dans ses bras avant de l'écarter un peu, la regardant dans les yeux.

« Tu sais ma douce, il arrive parfois qu'un papa et une maman ... doivent s'éloigner ... qu'ils aient envie de vivre autre chose, avec d'autre personne.
Ton papa a choisi, il a décidé de continuer son existence avec une autre compagne que moi alors c'est pour ça que ... je ne viendrais pas de suite. »

Des larmes silencieuses coulaient maintenant sur les joues de l'enfant. Elle resta un moment silencieuse avant de questionner à nouveau.

« Vous vous aimer plus ? Pourquoi ? Et puis, c'est qui « l'autre » ? »
« J'aime toujours ton père, énormément, mais lui ne peut plus m'aimer suffisamment pour vivre avec moi.
Je ne sais pas qui elle est mais tu le sauras sans doute très vite, quand tu seras auprès d'eux.

Tu ne dois pas avoir peur, nous vous aimons très fort, ton frère et toi, et jamais vous ne serez seuls. Nous serons toujours là pour vous mais simplement, nous ne vivrons plus ensemble. »

« Il est méchant ! Ze veux pas retourner avec lui ! »

« Zerine ! Ton papa n'est pas méchant. Ce sont de choses qui arrivent ... il a choisi, c'est tout. Tu peux bien sûr rester avec moi ici mais, il a dit qu'on devait se rassembler, alors tu dois y aller. Tu reviendras ici chaque fois que tu le voudras et nous nous verrons aussi souvent que possible.

Maintenant, nous allons rentrer, manger et aller nous reposer. D'accord ? »

« Z'ai pas faim ... ze veux pas dormir ... »

L'Aube Divine soupira et serra Zerine dans ses bras, l'embrassant tendrement. Elle se releva et, la prenant par la main, elle retournèrent en silence vers les bâtiments.